L’accès universel et gratuit aux traitements contre le VIH/sida en 2010 est-il possible ?

Mexico, 4 août 2008


L’objectif posé par les Nations Unies de parvenir à l’accès universel aux soins pour les patients atteints du sida d’ici 2010 est-il réaliste ? Peut-il être atteint et à quelles conditions ? Cette question doit être posée à la lumière des travaux réalisés par l’ANRS dans son programme Economie de la santé dans les pays du Sud (Action coordonnée 27 de l’ANRS, présidée par le Pr Benjamin Coriat, Université Paris XIII) et qui sont rendus publics à Mexico au cours d’une conférence satellite qu’elle organise, en partenariat avec le ministère brésilien de la santé sur le thème «Universal and Free Access. To what extent are current mechanisms appropriate and sustainable ?». Les travaux des chercheurs sont sous presse dans un ouvrage placé sous la direction de Benjamin Coriat sous le titre : «The Political Economy of HIV/AIDS in Southern Countries» édité par Edward Elgar Publisher (Londres).


Selon Benjamin Coriat, la période contemporaine est marquée par une forte contradiction. « D’un côté, on assiste à la mise en place de politiques, nationales et internationales, de grande ampleur pour augmenter fortement l’accès aux traitements dans les pays du Sud ; de l’autre, ces mêmes pays sont désormais confrontés à l’impossibilité -en dehors de procédures exceptionnelles- de produire ou d’importer des médicaments génériques à bas prix requis pour faire face à l’évolution de l’épidémie».


Un effort international et une mobilisation sans précédent…


Depuis le début des années 2000, l’effort financier consenti par la communauté internationale pour permettre l’accès aux traitements des pays les plus pauvres est exceptionnel. Grâce à la mise en place de trois programmes importants : Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, Programme américain Pepfar (President’s Emergency Plan for AIDS Relief), Programme multi-pays sur le sida de la Banque mondiale, des masses financières considérables sont désormais disponibles pour lutter contre le Sida. C’est ainsi qu’à ce jour, quelques 3 millions de personnes infectées par le VIH sont sous traitement antirétroviral, dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires.

… menacé par le contexte légal de « l’après 2005 »


Cet engagement sans précédent se déploie cependant dans un contexte de redéfinition des règles de la propriété intellectuelle concernant les médicaments qui risque d’en amoindrir considérablement l’effet. Le 1er janvier 2005 a marqué la fin de la période de transition accordée aux pays en développement pour satisfaire aux accords ADPIC (accord sur les aspects du droit de la propriété intellectuelle)* signés en 1994 dans le cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ces pays voient depuis leurs marges de manoeuvre en matière d’approvisionnement en médicaments considérablement réduites. Les ADPIC rendent en effet obligatoires l’attribution de brevets (d’une durée d’au moins 20 ans) aux nouveaux produits de santé issus de l’innovation et interdisent (sauf circonstances exceptionnelles) la fabrication locale, l’exportation ou l’importation des copies de ces produits (les génériques) jusqu’ici disponibles à prix très abaissés.


En pratique, cette nouvelle situation signifie une forte augmentation du coût d’acquisition des antirétroviraux les plus innovants mis sur le marché depuis 2005. Cela concerne en particulier ceux (tels le Tenofovir) qui ont été nouvellement introduits en « 1ère ligne » dans les recommandations thérapeutiques éditées par l’OMS à l’intention des pays à ressources limités et ceux utilisés en « 2ème ligne », lorsque les résistances aux médicaments administrés en 1ère ligne commencent à se manifester.

Des flexibilités utiles mais insuffisamment adaptées aux exigences de l’accès de masse aux traitements.

Le législateur, conscient des difficultés qui pouvaient naître des ADPIC a introduit des « flexibilités » dans l’arsenal juridique existant. Parmi ces flexibilités, figure la possibilité pour les Etats de recourir aux licences obligatoires. Celles-ci permettent aux Etats de produire ou d’importer des copies d’un médicament sans le consentement du détenteur du brevet, mais moyennant une compensation financière et après l’échec d’une négociation avec celui-ci pour produire ou importer avec son accord (voir encadré).

 Les licences obligatoires
Selon l’article 31 des accords ADPIC, le recours aux licences obligatoires est possible dans un certain nombre de circonstances : «afin de protéger la santé publique », « dans des situations d'urgence nationale ou d'autres circonstances d'extrême urgence », « en cas d'utilisation publique à des fins non commerciales »… L’article 30 autorise les États à prévoir des exceptions limitées aux droits exclusifs conférés par un brevet. Lorsque les raisons d’intérêt général le justifient, ils peuvent ainsi, sous certaines conditions, permettre l’exploitation d’un brevet par un tiers, sans le consentement du propriétaire du brevet.
* (TRIPS en anglais)

A travers l’analyse détaillée de trois pays (Inde, Brésil, Thaïlande) qui ont utilisé les flexibilités prévues par les ADPIC pour assurer la production locale de génériques couverts par des brevets, C. d’Almeida (Ministère de la Santé du Brésil), L. Hasenclever (Université de Rio de Janeiro), G. Krikorian (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), F. Orsi (IRD, INSERM, Unité 912, Marseille), C. Sweet (Université de Cambridge) et B. Coriat constatent que ces procédures n’ont concerné qu’un petit nombre de molécules (le Tenofovir, l’association Lopinavir/Ritonavir et l’Efavirenz), dont l’impact en termes de coût est finalement faible sur le budget de santé des pays. Ils rappellent par ailleurs que ces procédures, longues et complexes à réaliser, ne sont pas applicables dans tous les pays du Sud. En particulier les pays plus pauvres qui ne disposent pas d’une capacité technique suffisante pour produire des génériques. Les chercheurs montrent ainsi que « si les flexibilités contenues dans les ADPIC sont utiles, en ce qu’elles permettent de relâcher ponctuellement la pression, elles ne permettent pas, en l’état, de parvenir à des solutions économiques pérennes, pour garantir l’accès aux soins des patients ».


Selon B. Coriat, « il est urgent de proposer de nouvelles flexibilités, ou de trouver de nouveaux accords entre fournisseurs et utilisateurs, qui s’appliquent à l’ensemble des pays du Sud dont les économies vont être, très prochainement, confrontées à de dramatiques augmentations des budgets de santé ».

L’importance des génériques et le rôle clé de la concurrence : le cas de l’Afrique sub-saharienne

J. Chauveau, C. M. Meiners, S. Luchini et J.P.Moatti (Unité Inserm 912, IRD Marseille) ont examiné les transactions de médicaments effectuées entre 1999 et 2004 dans sept pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Congo-Brazzaville, Gabon, Mali et Sénégal). 985 transactions, correspondant à l’achat de 20 millions de doses quotidiennes d’antirétroviraux (ARV) ont été analysées par les chercheurs sous l’angle du prix, des quantités et de la nature des médicaments.


Alors que la part des génériques est restée faible jusqu’en 2001, elle n’a depuis cessé de croître (figure 1) au détriment des médicaments acquis auprès des fournisseurs de médicaments princeps, le plus souvent à des prix       « préférentiels » dans le cadre du programme AAI (Accelerating Access Initiative). Ce programme associe laboratoires pharmaceutiques et organisations internationales pour offrir des médicaments à des prix abaissés aux pays en développement.

Figure 1 :

Evolution des achats d'ARV en pourcentage du nombre total de doses quotidiennes achetées

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AAI : Accelerating Access Initiative - Branded : breveté

Les chercheurs montrent également que parallèlement à l’envolée de l’importation des génériques, les prix des médicaments ont chuté. Des baisses importantes de prix ont été accomplies en 2001, et se sont stabilisées depuis 2002 (figure 2). Les années 2001-2002 marquent ainsi un tournant. Ce sont celles où les génériqueurs (indiens et thais notamment) ont commencé à offrir leurs produits sur le marché international donnant ainsi aux pays du Sud la possibilité de diversifier leurs sources d’approvisionnement et de faire jouer la concurrence.

Figure 1 :

Evolution des prix des ARV en $ par doses quotidiennes définie par classe thérapeutique(tous les pays, transactions = 985)

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NRTI = Nucleoside Reverse Transcriptase Inhibitor ; NNRTI = Non-Nucleoside Reverse Transcriptase Inhibitor ; PI = Protease Inhibitor ; FDC = Fixed Dose Combination.

Examinant plus précisément les classes thérapeutiques achetées, les chercheurs notent qu’en 2004, les prix moyens des inhibiteurs de protéase et des NNRTI (non ou difficilement disponibles sous forme de génériques) étaient respectivement 4 fois et 2 fois plus élevés en moyenne que ceux des NRTI. Ils confirment également l’écart de prix considérable entre le prix moyen d’un traitement de première ligne et de 2ème ligne. Fin 2004 dans les pays considérés, le coût d’acquisition d’une première ligne (suivant l’association de médicaments) oscille entre 292 $/patient/an (d4T + 3TC + NVP) et 354 $/patient/an (AZT + 3TC + EFV), alors qu’il s’élève à 1 285 $ pour un traitement de seconde ligne (ddI + 3TC + IDV)†.


Ces différences tiennent à la prédominance des ARV princeps dans les traitements de seconde ligne : si les médicaments brevetés acquis à prix préférentiels représentent moins de la moitié (46 %) des ARV de première ligne, ils constituent plus de 90 % du volume de ceux de seconde ligne.

Compte tenu du fait que, chaque année, 10 % des patients d’une cohorte donnée doivent remplacer leur traitement de première ligne par un traitement de seconde ligne, les dépenses liées à ce changement de traitement augmenteront dans le contexte actuel, de 250 % d’ici 2010, et ce uniquement pour maintenir les programmes d’accès actuels.

En dépit des difficultés: la gratuité des soins est possible !

Une politique de totale gratuité est-elle possible d’ici 2010 ?

Bernard Taverne (IRD Unité 145, Université de Montpellier) Karim Diop (Hôpital de Fann, Dakar, Sénégal) et Philippe Vinard (ALTER, Sénégal.) ont tenté d’y répondre en prenant pour cas la politique suivie au Sénégal. Ce pays a été le premier pays africain à fournir dès 2003 des ARV gratuits, aussi bien que des tests de dépistage du VIH, des analyses de mesure des CD4 et des traitements pour d’autres infections liées au VIH. En 2007, les soins ne sont pas encore totalement gratuits, les patients devant payer les consultations, l’hospitalisation, des examens biologiques et les médicaments autres que les ARV.
Le coût total annuel des soins médicaux (ARV + mesure des CD4 + autres médicaments) pour une personne sous traitement ARV a été évalué à 412 euros. Sur cette somme, 67 à 95 euros restent à la charge du patient. Ce qui constitue pour nombre d’entre eux une très lourde charge. L’étude montre cependant que les financements actuellement disponibles (ou espérés) sont suffisants pour couvrir la plupart des médicaments et des examens de laboratoire. Le passage à la gratuité complète n’est ainsi nullement hors de portée.

Cependant, avertissent les chercheurs, une variation à la hausse dans le prix des médicaments pourrait avoir des effets majeurs sur le budget de santé du pays. Ils plaident pour la mise en place de mécanismes garantissant une pression sur les prix.


†Fin 2007, selon l’OMS, le prix d’une 1ère ligne revient par personne et par an à environ 100 $ et une 2ème ligne à 1300 $.

En particulier pour les deuxièmes lignes dont le besoin ira en grandissant. Ou, solution équivalente, garantir par des accords de long terme entre parties prenantes, des livraisons à des prix acceptables pour les pays. En l’absence de tels accords, aucun générique de deuxième ligne, aujourd’hui protégé par un brevet, ne pourra être fabriqué et l’absence de concurrence maintiendra un prix élevé.

De nouvelles solutions doivent être discutées au regard des éléments objectifs apportés par la recherche. La pérennité des programmes actuels et à fortiori l’extension de l’accès aux traitements en dépendent.

« Rien n’est jamais gagné dans la lutte contre le sida. Les victoires remportées pour les 1ères lignes nous ont permis de faire un pas considérable dans le traitement des personnes vivant au sud. Tout est à construire pour les secondes lignes et l’apport de la recherche en économie de la santé est, de ce point de vue, primordial », conclut Jean-François Delfraissy, Directeur de l’ANRS.

Mexico, le 4 août 2008 


Références :
La plupart des données de ce dossier sont issues de l’ouvrage à paraître : The Political Economy of HIV/AIDS in Southern Countries, coordonné par Benjamin Coriat, qui sera édité par Edward Elgar Publisher en octobre 2008.

Contacts presse :
Benjamin CORIAT
CNRS Unité 7115, Université Paris XIII,
Président de l’Action Coordonnée ANRS « Recherches socio-économiques sur la santé et
l’accès aux soins dans les pays du Sud »
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ANRS :
Marie-Christine SIMON :
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